Je passais beaucoup de temps à bouger. J’allais souvent voir des amis qui habitaient loin de chez moi, lorsque mon emploi du temps me le permettait. Et lorsque je m’approchais de villes où les gens habitaient, je passais souvent leur rendre visite, même à l’improviste. Ce jour-là, je revenais de chez mon meilleur ami, et je me suis arrêté voir mes parents. J’ai dû supporter la chaleur tout le long de mon weekend, jusqu’à ce que je rentre dans cette maison qui était mienne encore il y a quelques années. La pluie se présenta d’un coup, tombant en trombes. Elle apporta, avec elle, l’odeur du pétrichor, cette étrange odeur que j’ai déjà évoquée auparavant. J’ai passé quelques heures à discuter avec ma mère, refaire le monde et boire quelques cafés.
Je suis retourné à ma voiture sous la pluie, m’étonnant toujours de la lumière et de l’étrangeté qu’apportait le toit ouvrant lorsqu’il pleut. Toute la hauteur du monde prenait un aspect flou, troublé. Le monde entier changeait à la vitesse que lui donnait le voyage en voiture. J’ai fait un petit tour de ville, pour quitter le parking derrière la maison de mes parents et rejoindre la route qui me ramenait chez moi.
Il y a quelques années encore, lorsque je passais du temps dans cette ville, j’y croisais beaucoup de monde. Un certain nombre de ces personnes, je le connaissais depuis longtemps. Mais, depuis que j’ai déménagé, je reconnaissais encore quelques têtes, mais ces dernières ne me reconnaissent plus. Quant aux autres, je ne les ai certainement jamais croisés de ma vie. Et lors de cette après-midi pluvieuse, l’une des rares personnes que j’ai croisées dans le centre-ville m’a interpellé. Je ne l’ai reconnu que lorsque je l’ai observé dans mon rétroviseur. Je n’ai qu’à peine vu son visage. Elle était habillée tout de noir, portant un sac à dos, un casque sur les oreilles, les yeux tournés vers le sol. J’ai pris le temps de stopper la voiture, m’arrêter un peu plus loin et ouvrir la fenêtre qui se présentait de son côté.
– Rebecca ? fis-je alors qu’elle passait à côté de la voiture sans la regarder.
Elle s’arrêta quelques pas plus loin, puis s’approcha de la voiture, se présentant devant la vitre ouverte.
– Tu veux que je dépose quelque part ? repris-je.
Ses yeux étaient rouges, son visage transparaissait la fatigue qu’elle accumulait. Elle n’était pas sortie sous la pluie parce qu’elle en avait besoin. Quelque chose l’avait obligée à partir, quelque chose qu’elle venait de fuir. Elle ne répondit pas à ma question. Elle ouvrit la portière, quitta son sac et s’installa sur le siège passager, son sac sur les genoux. Elle resta quelques secondes sans rien dire, puis elle tourna ses yeux vers moi.
– Tu peux me ramener chez moi ? dit-elle la voix serrée.
– Bien sûr.
Je connaissais cette ville presque comme ma poche, j’y avais passé une vingtaine d’années en tout. La ramener à la maison de ses parents, qu’elle avait pendant qu’ils étaient en vacances n’était pas quelque chose de compliqué. J’ai traversé le reste de la ville, pour retrouver ce pavillon, entouré d’arbres. Il était quelque peu unique ici, où toutes les autres habitations attenantes restaient plus urbanisées que cette dernière. J’ai stoppé la voiture proche de la porte, puis coupé le moteur. Elle attendit quelques seconde avant de me regarder.
– Ça te dérange d’attendre quelques minutes avant de partir ?
– Tu as besoin que je t’amène ailleurs ? demandais-je.
– Peut-être…
– D’accord, je t’attends.
Elle est partie dans la maison. J’ai pris quelques minutes pour observer cet endroit, que je quittais rapidement à chaque fois que je passais la chercher. Je suis resté dans la voiture quelque temps, puis ai pris le parapluie qui se trouvait à côté du siège passager. Je suis sorti de la voiture, j’ai déployé le parapluie rouge. Je me suis rapproché de la porte d’entrée. Cette chanson sortit de la playlist qui tournait dans ma voiture.
“The sutures in my head keep getting ripped out
These open wounds are the thoughts I can’t stop thinking about
Digging for purpose, feelings resurface
And involuntarily my system gets nervous
Tell me tonight that you’ll be by yourself
’Cause something bad will happen if you are with someone else
I’m just all fucked up, and I really need your help
I really need your help
There’s a lot of hollow souls out there all alone
And they’re waiting for you to invite them back into my home
They touched and they took what was rightfully mine
Now I’m the devil, and their souls just went up in price”
Je n’avais pas remarqué la porte ouverte, j’observais les gouttes s’engouffrer dans les feuillages jusqu’à atteindre le sol. Lorsque je me suis retourné, Rebecca me regardait dans le couloir.
– Est-ce que ça va ? demandais-je.
Elle se rapprocha de la porte, puis s’avança vers moi et me serra dans ses bras.
Je n’ai jamais écrit cette scène. Deux personnes dans les bras de l’autre, protégées du temps sous un parapluie. Des tas de gens ont déjà dessiné cet instant, un peu singulier, pourtant si esthétique.
– Par pitié, faites que ça s’arrête… dit-elle.
La pluie ne faisait qu’empirer. La bulle arborée dans laquelle nous nous trouvions nous permettait d’éviter le vent qui poussait l’orage. J’ai laissé le silence s’installer. Et la musique prendre la parole.
“Set me free, I think I’m giving up
Don’t wait for me, I think I’ve had enough
Set me free, I think I’m giving up
Don’t wait for me, I’ve had enough, enough now”
Bad Omens | Enough, Enough Now
– Si tu as besoin d’en parler… Je ne serais peut-être pas la meilleure personne pour t’aider, mais à défaut je t’écouterai.
– Ça t’ennuie de rester avec moi ?
– Non, j’ai du temps encore…
Elle attrapa ma seule main libre et m’amena vers la porte. J’ai replié le parapluie, verrouillé la voiture pour couper le contact.
– Tu me laisses 5 minutes pour aller me changer ? demanda-t-elle.
– Bien sûr.
– Sers-toi quelque chose à boire en attendant.
Il y avait ce cocktail que j’avais l’habitude de boire souvent chez moi. 2 cl de Pulco à diluer, 2 cl de Gin, et 20 cl de Tonic. J’ai servi deux verres, dont un sans le gin. Lorsque je l’ai aperçu au pas de la porte de la cuisine, je lui ai posé cette question.
– Est-ce que tu veux que je garde le gin dans ta boisson ?
Je me suis tourné vers elle, tenant la bouteille d’alcool à la main. Elle me regardait, les yeux toujours rougis par les larmes qui peinaient à s’en aller. Elle m’esquissa un oui de la tête. J’ai rajouté la boisson au second verre, puis lui ai apporté.
– J’imagine que tu as des dizaines de questions…
– Mais pour autant je ne te forcerai pas à y répondre.
Elle baissa les yeux, alors que je m’approchais d’elle. Elle ne m’a pas pris par la main cette fois-ci. Elle s’en alla dans le couloir où elle se tenait, pour rejoindre l’arrière de la maison. La seconde porte donnait sur une terrasse couverte, protégée par une pergola.
Quelque chose ne m’avait pas laissé indifférent, lors de son apparition devant la cuisine, puis son départ vers la terrasse. Elle avait abandonné ses vêtements noirs et trempés pour d’autres, bien différents. Elle portait un haut et un short, tous deux noirs aussi. Ces derniers laissaient visibles beaucoup plus de parties de son corps. Mais il laissait apparaitre aussi des marques, des bleus, des cicatrices. Toutes ces choses, c’était la première fois que je les apercevais.
– Il te battait, c’est ça ? C’est pour ça que tu cachais la majorité de ton corps ? demandais-je.
Je n’ai pas eu de réponse. Le silence, et la haine que ses yeux laissaient s’enfuir vers la pluie qui tombait me suffirent.
– Presque depuis le début, dit-elle. Quand on se chamaillait, ça lui arrivait de me laisser quelques marques. Je n’y prêtais pas trop attention encore. Mais quand on a commencé à vivre ensemble, quand on se disputait, il devenait violent avec moi. La colère continuait, et les coups aussi. Et cette fois-ci, c’était de trop.
– C’est pour ça que tu t’es enfui sous la pluie ?
– D’abord j’ai fui sa colère, j’ai fait mon sac. Et quand je lui ai dit que je partais, sa colère est revenue. Il est devenu violent à nouveau, j’ai commencé à m’énerver à mon tour.
Elle laissa quelques secondes de blanc, les larmes revenaient.
– J’ai cassé ses affaires…
Elle s’arrêta, prenant le temps de ne pas laisser les larmes serrer sa voix, ou sa haine embrumer ses pensées.
– J’ai cassé sa console, j’ai cassé sa guitare, j’ai cassé sa télé…
Elle tourna son regard vers moi, les yeux chargés de larmes.
– Tu avais besoin de décharger la haine qu’il a construite contre lui-même, dis-je. Détruire ses biens ne sera jamais pire que tout ce qu’il a pu te faire, peu importe jusqu’où il est allé. Tu n’as pas à t’en vouloir d’avoir déchargé ta colère contre ses affaires.
Elle posa son verre sur la table à côté d’elle, puis s’approcha de moi. Elle tendit ses bras timidement vers moi, et j’en ai fait de même. Elle vint se serrer contre moi à nouveau.
– Promets-moi que ça ne se reproduira pas… Je n’ai pas la force de combattre les autres…
– Promets-moi de m’en parler, si quelqu’un devient problématique avec toi, repris-je.
– Tu essaies de devenir la safe place dont j’ai besoin ?
– Seulement si tu l’acceptes.
– Je crois que je l’ai accepté il y a longtemps déjà.
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